Vie et mort de Rich Piana, roi (maudit) du muscle
Star des réseaux sociaux, le culturiste Rich Piana, 46 ans, est décédé brutalement en août, probablement victime de ses abus. Le monde du muscle se dit «dévasté» mais n’en montre rien, trop accro pour se remettre en cause
Star des réseaux sociaux, le culturiste Rich Piana, 46 ans, est décédé brutalement en août, probablement victime de ses abus. Le monde du muscle se dit «dévasté» mais n’en montre rien, trop accro pour se remettre en cause
- une vidéo postée le 30 août sur YouTube et visionnée depuis par plus de 2,3 millions de personnes. Il a regardé son compte Instagram et m’a demandé de lui couper les cheveux
Rich Piana avait préparé une dose de poudre blanche. Et non, réfute Chanel avec véhémence, ce n’était pas de la cocaïne. «Si on prenait de la coke, vous ne croyez pas qu’on serait beaucoup plus maigres?» Il s’agissait seulement de son produit pré-entraînement, qu’il sniffait «pour que ça agisse plus vite». La police a aussi trouvé 20 flacons de stéroïdes dans la maison. «C’était sa consommation personnelle, défend l’ex-mannequin, posée sur un trône de cuir blanc. Vous savez tous bien qu’il est aux stéroïdes depuis vingt ans!»
Quand Rich s’est appuyé contre le mur, elle a cru qu’il lui présentait sa nuque pour la coupe de cheveux. Quand il s’est affaissé sur elle, elle n’a pas pu le retenir; il pesait encore 121 kg. Sa tête a cogné le sol. Il avait les yeux ouverts, mais l’air semblait lui manquer. «On savait qu’il avait ce truc… Comment ça s’appelle déjà?» Dans son débardeur noir, Chanel prend une pose de yoga, inspire profondément. «L’apnée du sommeil!» D’habitude, elle le retournait sur le côté et «ça marchait». Pas cette fois. Elle s’affole. «Baby, ça va?»
«Honorer sa mémoire»
Rich Piana, le roi (maudit) du muscle, 1,2 million d’amis sur Facebook et Instagram, est déclaré mort le 25 août, après avoir été maintenu deux semaines en coma artificiel. Des milliers de fans pleurent la légende sur les réseaux sociaux. Avec son message «positif», le culturiste a «changé leur vie»: «Plus besoin de médicament anticholestérol», affirme l’un. «Grâce à lui, je suis devenu chercheur en biologie moléculaire», témoigne un autre.
«Le meilleur moyen d’honorer sa mémoire, proclame son ancien mentor Bill Cambra, est de continuer à soutenir sa ligne de produits.» Rich Piana avait baptisé sa marque «5% Nutrition». Cinq pour cent, comme la proportion d’humains qui réussissent à parvenir à leur but, disait-il. «Whatever it takes.» Quel qu’en soit le prix.
Toujours plus gros et lourds
Un samedi matin de septembre, à Venice Beach, la plage dorée de Los Angeles. Autour du Gold’s Gym, il n’y a déjà plus de places pour se garer. Le club se définit comme la «Mecque du body-building»: trois hangars, 13 000 adhérents, des machines rangées non par fonction (cardio, abdos…) mais par fabricant. Aux murs sont affichées les photos des champions d’autrefois, dont Arnold Schwarzenegger, sept fois couronné du titre suprême de Mr. Olympia.
C’est ici que la légende a commencé, au début des années 1970. Sur le carré de sable de Muscle Beach, les Apollon gonflaient leurs biceps pour les photographes. A l’époque, le débouché de rêve était Hollywood; à défaut, la pub. Aujourd’hui, c’est le marché des compléments protéinés.
«Like it. Kill it.»
A la séduction des muscles bronzés a succédé la hargne des tatoués. «Like it. Kill it.» «Aime. Déchire.» «Get big!» Plus gros n’est jamais trop. Les culturistes actuels pèsent 20 kg de plus que leurs aînés. Dans le documentaire Generation Iron 2, sorti en mai, Rich Piana l’avoue lui-même: la situation est devenue «incontrôlable»: «Maintenant, les jeunes veulent des stéroïdes le jour où ils s’inscrivent à la gym.»
Le Gold’s Gym n’affiche pas la moindre photo de Piana. L’ancien Mr. Californie (1998) était pourtant un familier de l’endroit. Le milieu fait le gros dos, et compte ses morts. Trois jours avant Piana, l’étoile montante de la discipline, Dallas McCarver, 26 ans, 136 kg, est décédé en Floride. Selon sa compagne, la catcheuse Dana Brooke, il se serait «étouffé en mangeant».
Frappé par la perte de deux vedettes, le monde du muscle se dit «dévasté» mais n’en montre rien. Les polémiques sur les stéroïdes y sont des sujets éculés. «D’une certaine manière, nous sommes tous responsables», estime Joe Wheatley, organisateur de compétitions. Les fans, les femmes, tous ceux qui «s’extasient devant les demi-dieux».
Neuf repas quotidiens
Richard Eugene Piana a toujours eu conscience de son destin XXL. Sa mère était culturiste, elle l’emmenait à la salle de gym. A 9 ans, il avait déjà remarqué que les filles se pressaient autour des body-builders. Plus ils étaient massifs, plus le public semblait fasciné. «A partir de là, j’étais foutu, a-t-il raconté. Il n’était pas question que je fasse autre chose de ma vie.» Les psychiatres parlent du complexe d’Adonis, de dysmorphophobie, une condition qui est aux hommes ce que l’anorexie est aux femmes: la perception que le corps est trop petit ou insuffisamment musclé.
Richard Piana a commencé les stéroïdes à 18 ans. Son premier «cycle» est une révélation. «J’ai vu mon corps grossir sous mes yeux: 10 kg en deux mois, explique-t-il dans Generation Iron. Il n’y avait plus que ça qui comptait.» Après avoir remporté quelques prix, il réalise à quel point les culturistes sont exploités. «Se défoncer pour 10 millions de dollars, ça aurait peut-être eu du sens. Détruire mon corps pour un petit trophée, c’était de la stupidité.»
Il cesse la compétition officielle pour se lancer sur le ring des réseaux sociaux. Paré d’un look «Game of Thrones» (il a entraîné l’un des acteurs de la série), il poste ses huit heures de musculation sur YouTube, ses neuf repas quotidiens, ses prises de stéroïdes et ses nouvelles lentilles de contact bleues. Son premier sponsor est la compagnie Mutant, dont le slogan est «Leave humanity behind». Toute humanité est consommée.
Piana est prisonnier de ses muscles, il les tatoue amoureusement. Au départ, il ne portait qu’une inscription, sur les pectoraux: «One day, you may». «Un jour, peut-être, tu y arriveras». Il ajoute des enluminures gothiques à sa cathédrale de biceps, le canon d’un pistolet, avec son doigt sur la gâchette. Les inscriptions «puissance» et «fierté» sur l’arrière des triceps. «Love» et «Self» (moi) sur les phalanges. Ses avant-bras se terminent en maroquinerie de crocodile, ses veines ont l’air prêtes à exploser.
«Une décharge de déchets toxiques»
Rien qu’à le voir, le milieu sait qu’il a renoncé à la compétition. Dans les concours, les juges aiment à voir la délimitation des muscles. Les tatouages créent des ombres et perturbent la symétrie. Piana, lui, en fait le résumé de sa vie. Sur sa nuque, il a fait graver le symbole officiel signifiant «danger biologique». Son corps est «une décharge de déchets toxiques», prévient-il en 2015.
L’homme est d’une franchise totale, c’est la marque de son personnage. Sur YouTube, il décline les substances, lui qui les a toutes essayées. «Une pharmacopée ambulante», ironisent ses détracteurs. Il déconseille le Synthol, l’huile que s’injectent les culturistes mais qui abîme les cellules. Il rejette «absolument» les stéroïdes pour les jeunes, parce que la testostérone naturelle qui ne sera pas produite par le corps ne reviendra jamais.
En même temps, il ne juge pas. Le dopage, pour lui, est un «choix individuel». Il n’y a «pas de triche» puisqu’il n’y a pas de contrôles obligatoires dans les compétitions. Dans le milieu, il en a vu plus d’un dont le cœur ne suivait plus mais qui continuait pour «monter sur cette putain de scène». C’est dire «la puissance de ce putain de truc».
Sur les réseaux sociaux, les fans le suivent dans sa fuite en avant. Piana affiche sa réussite, fait visiter sa maison: cinq chambres, cinq salles de bains, cuisines d’intérieur, d’extérieur, la salle de projection où il passe Jurassic Park, musique à fond, le terrain de basket où il joue avec ses pitbulls, ses placards remplis de tennis Gucci – il n’omet aucun sponsor – et ses grosses montres suisses: «Même au poignet, il me faut un monstre.»
«Je ne peux pas supporter de me sentir petit et plat»
Dans les «expos», ces foires au muscle où sévissent les bonimenteurs de l’industrie du fitness, on fait la queue des heures pour un selfie avec Rich – non sans avoir acheté les «cristaux de blanc d’œuf 100% protéines» au stand 5% Nutrition. Les fans forment désormais une tribu, les «5-percenters». Il les met au défi. Grossir de «30 livres en 30 jours», soit 13 kg en un mois. «Plus, plus, toujours plus», déplore son ami Ric Drasin, un ancien lutteur et compagnon d’entraînement de Schwarzenegger.
Dans sa maison de Sherman Oaks, le quartier de Los Angeles où Piana a grandi, Drasin possède un studio où il enregistre une émission populaire sur YouTube, Ric’s Corner. La dernière fois qu’il a invité Piana, il l’a trouvé très essoufflé et l’a mis en garde. A-t-il été écouté? Au printemps, Piana décide soudain de maigrir, nouvel épisode de ses travaux herculéens. Un renoncement terrible. «Mes genoux sont bousillés, confie-t-il à sa caméra. Etre un body-builder de 135 kg, c’est le pire qui puisse m’arriver à 46 ans. Mais je vais être honnête avec vous, les gars, j’ai un putain de problème, je suis accro. Je ne peux pas supporter de me sentir petit et plat.»
Au cimetière de Forest Lawn, au nord de Hollywood, la tombe de Rich Piana n’a pas encore de plaque; seul un drapeau américain est posé dans l’herbe de la section Murmuring Trees. Les fleurs ont fané; ni la famille ni ceux qui se disputent l’héritage des 5% ne se sont souciés de les remplacer. Un lambeau de tee-shirt jaune est fiché en terre. On y distingue l’inscription: «Propriété des mutants». Loin des caméras, c’est tout ce qu’il reste de Richard Eugene Piana.